4 juillet 2017

Monique Canto-Sperber : «L’enseignement supérieur construit une oligarchie de l’excellence» (03.07.2017)

Par Sonya Faure — 3 juillet 2017 à 17:36 (mis à jour à 18:16)

Dans la bibliothèque François-Goguel de Sciences-Po Lille en février.Dans la bibliothèque François-Goguel de Sciences-Po Lille en février. Photo Jarry Andia 

L’arrivée massive d’étudiants a dégradé l’image de l’université, quand les filières d’élite, elles, se sont fermées aux élèves défavorisés, analyse la philosophe à la veille des résultats du baccalauréat. Le fossé s’est creusé entre une petite minorité qui bénéficie d’une formation privilégiée et les autres qui accèdent à des études sans garantie de réussite. Il est pourtant possible de démocratiser davantage l’enseignement supérieur.

Monique Canto-Sperber : «L’enseignement supérieur construit une oligarchie de l’excellence»
Cette année encore, environ 70 % d’une classe d’âge devrait obtenir son bac, qu’il soit général, technologique ou professionnel. Est-ce suffisant pour clamer que les études sont désormais démocratisées ? Non, démontre la philosophe Monique Canto-Sperber, directrice de recherche au CNRS, dans son dernier livre, l’Oligarchie de l’excellence (PUF). Car au lendemain de cet examen hautement symbolique, dont les résultats tombent mercredi, commence une grande orientation qui va diviser la jeunesse en deux : ceux qui choisissent l’université, ouverte à tous, et ceux qui se dirigent vers les filières sélectives. Et la coupure deviendra parfois définitive. En ne s’adaptant pas assez à la massification des études, l’enseignement supérieur français est devenu, selon la philosophe, le socle d’une société oligarchique, fondée sur l’excellence.


Parmi les jeunes qui vont découvrir leurs résultats au bac mercredi, certains gagneront les bancs de la fac, d’autres iront en classe préparatoire aux grandes écoles… Ce choix, dites-vous, prendra dans quelques mois «un tour irréversible».
En France, cette première orientation dans l’enseignement supérieur se transforme vite en destin. Les étudiants acceptés dans une filière sélective obtiendront presque tous leur diplôme et seront quasiment sûrs de trouver un emploi. Au contraire, 60 % de ceux qui s’engagent en première année à l’université n’auront pas leur licence trois ans plus tard. Ces jeunes en échec sont majoritairement issus des milieux défavorisés : un quart des enfants d’ouvriers ou d’employés quittent l’université sans diplôme (contre 16 % pour l’ensemble des étudiants).

A l’inverse, les filières dites «d’excellence» sont fréquentées par des jeunes que leur environnement familial et culturel a souvent préparés à faire de bonnes études. Le retournement de tendance date de la fin des années 70 : en vingt ans, le recrutement de quatre des écoles les plus prestigieuses est passé de 21 % à 8 % de boursiers.

Quand je suis entrée comme étudiante à l’Ecole normale supérieure, nous étions 35 filles dans ma promotion, deux d’entre elles avaient des parents quasi illettrés. J’ai depuis été directrice de cette école et je sais que ce genre de cas n’existe pour ainsi dire plus.

Chaque étudiant reste de plus en plus rivé à sa condition d’origine. Notre enseignement supérieur n’est plus en phase avec notre tradition méritocratique.

Cette discrimination sociale est d’autant plus inquiétante qu’elle concerne une large partie de la jeunesse…
Le choix de l’enseignement supérieur après le bac correspond à un mouvement de population massif : 500 000 bacheliers environ optent pour l’enseignement supérieur, en gros 60 % d’une classe d’âge ! Aucun autre groupe d’individus majeurs ou quasi majeurs ne donne l’équivalent d’une orientation aussi spectaculaire. Or, ce choix se double d’un autre choix entre des filières différentes, moins de 10 % des étudiants se dirigeant vers des filières sélectives publiques, et une énorme majorité dans des filières non sélectives. Les premiers sont issus de milieux culturellement favorisés. En effet, la sélection, pratiquée de façon aussi précoce, ne laisse pas beaucoup de chances à un jeune qui n’a pas été aidé par son milieu familial. Plus généralement, les critères d’accès aux filières sélectives contribuent à la répartition très inégale des privilèges d’éducation. Comme si une forme d’état social oligarchique persistait au sein de notre démocratie. Il faut aussi mentionner l’enseignement supérieur privé, souvent coûteux, qui attire de plus en plus d’étudiants aisés, et ceux qui partent étudier à l’étranger.

Vous parlez d’«oligarchie de l’excellence». Que mettez-vous dans cette notion ?
Une formation supérieure de qualité est un atout essentiel pour réussir sa vie professionnelle. Faire de bonnes études est une ressource de pouvoir décisive pour l’avenir. On le voit à l’Assemblée nationale, où 81 députés ont fait Sciences-Po (14 %), 46 élus ont fait une école de commerce et 6 l’Ecole normale supérieure (1). On parle de «grand renouveau» du personnel politique, mais la nouvelle Assemblée consacre le triomphe des grandes écoles (où la formation est bonne, mais que ne fréquentent que 3 % à 5 % des étudiants).

Les filières d’élite confirment ainsi leur rôle : elles sont le moyen de maximiser les chances de réussir, et ouvrent même parfois sur des rentes à vie. Mais le nombre de ceux qui y ont accès est proportionnellement de plus en plus réduit. Alors que dans une démocratie, les ressources de pouvoir les plus importantes tendent à se répartir dans l’ensemble de la population, ce n’est pas le cas pour les ressources éducatives. L’oligarchie de l’excellence est l’association de privilèges de formation pour un petit nombre, et pour tous les autres un accès à des études sans garantie de réussite ni même de formation solide. L’enseignement supérieur construit une oligarchie de l’excellence.

L’enseignement supérieur n’a pourtant jamais connu une telle démocratisation que ces quarante dernières années ?
Le nombre d’étudiants a été multiplié par sept entre 1960 (310 000) et aujourd’hui, mais dans les filières d’élite il a à peine doublé. Selon un calcul fameux, les élèves des écoles d’ingénieurs représentaient 14 % des étudiants vers 1910 et 3 % en 2010, les promotions de l’Ecole polytechnique étaient il y a un siècle de 250 étudiants (400 aujourd’hui) : pour garder la proportion, ils devraient être plus de 10 000 ! Là est le défi : une démocratisation réussie doit rendre une ressource accessible sans la dévaluer. Sinon, c’est de la massification. La valeur de la formation universitaire s’est perdue au fil des décennies, elle n’a pas su se constituer comme la voie royale pour former les élites économiques et politiques, ce qui est le cas dans le reste du monde.

Par contraste, les filières non universitaires sont devenues des valeurs refuge. Il y a un siècle, la sélection à l’entrée était surtout liée au recrutement dans un corps de métier (ingénieur, professeur, etc.), elle est devenue le premier facteur qui renforce la valeur de la filière.

La démocratisation s’accompagne-t-elle donc immanquablement d’un surcroît d’inégalités ?
Je ne crois pas, ce n’est pas une fatalité. Il faut réussir à donner les meilleures études au plus grand nombre. Il n’y a aucune raison pour que la valeur d’une formation diminue quand beaucoup d’étudiants en bénéficient. Aux Etats-Unis, il y a environ 1 million d’étudiants dans les 52 universités qui figurent parmi les 100 premières du classement de Shanghai (les universités d’élite, donc), cela représente 20 % à 25 % des étudiants enrôlés dans des établissements qui accueillent des graduate students. En France, les filières d’élite n’en accueillent que 3 % à 5 %, une élite trop étroite, trop homogène…

Mais l’université américaine est très chère ?
C’est vrai, elle est sélective et payante, parfois même extrêmement coûteuse pour la classe moyenne, mais pourtant le pourcentage de diplômés de l’enseignement supérieur est plus élevé aux Etats-Unis qu’en France (39 % pour les 24 à 35 ans). En revanche, l’université est accessible aux classes populaires grâce à un ambitieux système de bourses. Les grandes écoles françaises, qui sélectionnent leurs étudiants sans les choisir, en se servant d’un concours impartial entre candidats anonymes, favorisent inévitablement une qualité de formation pour laquelle l’engagement de l’environnement familial est un avantage précieux.

Que faire pour revaloriser l’université française ?
Il faut réarmer les étudiants qui choisissent l’université. Non pas supprimer les grandes écoles, car cela détruirait une forme de réussite et ne servirait à rien : des niches se recréeront à côté des parcours uniformes. C’est d’ailleurs pourquoi j’étais opposée à la suppression des classes bilangues au collège : ce n’est pas en restreignant les possibilités des meilleurs qu’on améliorera la situation, mais en multipliant les chances pour tous les autres, et en y mettant les moyens.

L’université doit concevoir des cursus adaptés aux étudiants, moins standardisés. Pour cela, elle doit pouvoir recueillir des informations auprès d’eux sur leur niveau scolaire, leur motivation, leurs lacunes, afin de leur proposer des parcours de formation plus personnalisés, voire une année de remise à niveau, la question de savoir qui y enseignerait et quoi restant entière. L’université pourrait aussi proposer des filières ouvertes sur l’emploi, au sens d’une préparation pratique à la vie professionnelle (travail d’équipe, conduite de projets, savoirs spécialisés), car il faut se soucier de la capacité qu’auront les jeunes à trouver un travail. Une réforme des institutions avec plus d’intégration entre les types d’établissement et une transformation des modèles et des outils de formation sont encore nécessaires.

Proposer un «sas» pour les moins bons, c’est instaurer une sélection à l’entrée de l’université non ?
Ce n’est pas une sélection, mais une différenciation. Il n’y aurait pas ceux qui rentrent et ceux qui restent dehors, sur le modèle des classes préparatoires aux grandes écoles. Je ne suis pas favorable à une sélection à l’université comme unique solution, car elle reviendrait grosso modo à écarter de l’enseignement supérieur les 60 % qui probablement échoueraient à l’entrée. Les priver d’accès aux études supérieures serait catastrophique quand on sait que l’absence de diplôme est un facteur important de chômage dans un monde de transformations. L’université représente aujourd’hui un espoir pour la jeunesse. Il faut proposer à tous des formations de qualité, en lesquelles ils puisent une réelle confiance en leur avenir.


(1) Les chiffres ont été relevés dans le Monde du 27 juin : «Les diplômés de grandes écoles surreprésentés à l’Assemblée nationale».

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